mardi 16 août 2016

Chatte endormie

Seul son flanc se soulève régulièrement, mollement, comme un sac se remplit et se vide convulsivement. Son museau repose entre ses pattes; celles de devant, griffes rangées, doigts relachés, abandonnées sur les pattes arrières repliées le long de son ventre. La queue suit harmonieusement la courbe de la cuisse.
L'oeil, caché dans la fourrure grise et qu'une bande blanche de poils découpe en son milieu, n'est qu'une mince fente se courbant à son extrémité marquée d'un point, signe calligraphique ponctuant le sommeil; les oreilles penchant à peine vers l'avant sont aux aguets.

Sans toucher la chatte, j'ai, au bout des doigts, au creux des mains, le souvenir de la douce épaisseur de ses poils, ébouriffés et duveteux quand ils descendent vers le ventre, courts et blancs à l'arête du nez qu'elle soulève alors, paupières baissées, souriante.

Je peux suivre le chemin de son épaule jusqu'au bout de sa patte qui s'étire, réveillée, glisser mes doigts entre ses coussinets roses et accueillants, lisser doucement sa queue serpentine. Mais tôt ou tard, elle s'enfuit, insaisissable avec, dans ses pupilles fendues, un questionnement sans fin.

vendredi 10 juin 2016


Café brûlé


Les deux tartines ont jailli du grille-pain, la cafetière frémit sur la gazinière et Lulu  fixe ses yeux émeraude sur moi. C'est que depuis l'arrivée du facteur  le sol a tangué sous mes pieds.
Le matin est bien le même, samedi 7 Juillet, 11:34 quand j'ai mis la cafetière sur le feu, 11:37 quand j'ai débarrassé du coude journaux et cannettes de bière de la table pour y poser le paquet. Littéralement, une boîte à chaussures. Cuir noir, taille 44, une bonne marque. Je fais du 40, je tiens ça de mon père italien, pourtant elles m'auraient pas fait de mal ces Derbies tout droit d'Italie, peut-être avec de vieux journaux au fond, Mrs Dury ne roulerait plus ces yeux de merlan frit quand on se croiserait le jour du loyer.
Mais ce ne sont pas les magnifiques Derbies indiquées sur la boîte. Sinon je n'aurais pas laissé mon cawa brûler, et Lulu ne m'aurait pas dévisagé de ses prunelles étonnées. C'est que je dois avoir l'air complètement abruti, en calbut, à peine sorti du lit, un pot de beurre de cacahuètes devant moi et me grattant le téton gauche, perplexe devant la boîte ouverte. Bientôt la cafetière sera irrécupérable; fini le kawa du matin.
A moins que je braque BestBuy  pour m'en payer une gratos? Je ris dans ma barbe, la vie est drôle, mais mon derrière est comme incrusté dans le canapé, collé, trop lourd à 11:38 pour que je le soulève. Lulu, elle, a suffisamment attendu, elle avance silencieusement vers moi, gracieuse, monte sur mes genoux, fait deux petits tours et s'installe confortablement.

La cafetière est dans l'évier rempli de mousse, il me restait du Nescafé, rien à voir, mon beauf ne jurait que par ça, heureusement les occasions d'un face-à-face se sont  fait rares depuis que sa soeur a rencontré un hidalgo à l'épicerie du coin.
Après les premières minutes d'ébahissement, j'ai retourné le paquet: Bill Zappatti, 20th St, Pittsburgh, Pennsylvania. C'était bien moi, cet objet m'était destiné. Aucune  trace de l'expéditeur. Je finis mon Nescafé et jette la tasse dans l'évier, je dois récupérer cette cafetière à tout prix. En route pour Bestbuy.
Un billet de cinq dollars en poche, je dévale l'escalier et me creuse la tête. Le joujou, je l'ai rangé sous le matelas, comme dans  les films. Le tout dans un chiffon blanc tout propre, mais j'ai vérifié avant: il est chargé.
L'expéditeur veut donc que je tue quelqu'un. Qui dois-je tuer? Est-ce que j'y gagnerai quelque chose? Les Derbies promis par la boîte peut-être? Il suffirait que je fasse l'échange, du 40 à la place de ce 44, sûrement pas un grand problème.
A Carson Street, j'ai hésité à m'arrêter à Gino's pizza pour faire passer le goût du café, mais j'ai plus de pièces. Je marche en dévisageant les piétons sur l'autre trottoir. Je m'imagine les tirer, quel plaisir ça me donnerait? Sûrement aucun, puis trop risqué. Je ne tuerais qu'une victime consentante, et c'est certain, il y en a un paquet dans ce pays. Quelqu'un qui vit de toute façon une vie de merde, seul sur ce continent comme une fourmi égarée. Mon voisin par exemple, ce trouduc dont le seul plaisir est d'enfoncer des clous dans notre cloison commune à cinq heures du mat'. Il a un boulot à chier, employé dans un call center, se fait insulter jour après jour, pas de petite amie - jamais! - pas de famille, tous en Europe, pas de chat. Il est allergique.
Rentré chez moi, je déchire l'étiquette avec mon nom du carton et retourne aux boîtes aux lettres du bâtiment. Compare le nom que mon voisin a inscrit sur la sienne et l'écriture de l'étiquette. Il y a des similarités, dans les "i" surtout, c'est évident; ce serait donc lui qui m'engage à le tuer?
Je rentre, asperge l’intérieur de la cafetière d’une bonne dose de produit à récurer, marche jusqu’à la chambre, soulève le matelas, prends l’arme, la caresse du pouce.
Je la mets dans mon sac de pêche et sors de l’appartement sans fermer la porte. Frappe chez le voisin.
Il me sourit doucement, et on comprend vite, à son sourire, qu’il n’y est pas habitué.
-Oui ? finit-il par murmurer, hésitant.
-euh… je voudrais un café. Ma cafetière…
Il m’ouvre la porte,  des années qu’il connaît ce voisin particulier, il ne se pose plus de questions, met le café dans le filtre, appuie sur le bouton et dans le gargouillis de la machine, nous nous taisons. Puis :
-Je me construis une nouvelle bibliothèque, regarde, qu’est-ce que t’en penses ?
Je bois mon café, brûlant, grommelle un assentiment, retourne chez moi.

Est-ce lui ou non ? Lulu file entre mes doigts et s’enfuit sur le balcon, ses yeux émeraude plongés dans l’obscurité. Cette arme me tape sur les nerfs, qu’est-ce qu’elle est venue foutre chez moi bon dieu ? Que me veut-elle ?
Et puis, à sept heures du mat’, je me réveille brutalement. Je pose la main sur mon cœur, les coups pleuvent méthodiquement contre la cloison. Et puis merde, il m’énerve. Je pointe mon arme et

PAN
 PAN.